L’Ile de Nantes ou la construction d’un artefact identitaire

Cet article est extrait d’un texte écrit en 2005 au cours de ma thèse, à l’occasion d’une communication lors de l’Ecole d’Eté de Géographie sociale à Montpellier « Imaginaire Territoires Sociétés ».

Ce travail met en évidence la manière dont un processus de restructuration urbaine peut devenir générateur d’identité spatiale : quels sont les mécanismes mis en place par un projet urbain pour façonner l’identité d’un espace ? Pour répondre à la question, ce travail s’appuie sur l’exemple d’un territoire insulaire, situé sur la Loire au sud du centre ancien de Nantes, l’Ile de Nantes.

L’île est ici pensée et envisagée comme un artefact urbanistique, autrement dit un territoire construit de manière artificielle, dans la mesure où au XIXème siècle, en lieu et place de cette île émergeait un archipel. Or, pour faire face aux contraintes qu’imposait le fleuve et sous l’impulsion d’une urbanisation accrue marquée par l’industrialisation de ses îles, cet archipel a été progressivement façonné et unifié en une île unique. C’est sur cette île, située en plein cœur de l’agglomération nantaise qu’historiquement s’est concentré l’essentiel de l’activité industrielle de la ville. Il faut noter que l’île vivra durablement au rythme de cette activité.

Dans les années 1970–1980, un processus général de désindustrialisation exercé sur le territoire insulaire a vidé l’île de son sens, en terme d’identité et d’historicité, en destabilisant profondément et durablement l’espace insulaire tant sur le plan économique, avec des délocalisations et fermetures d’entreprises, que sur le plan social, avec de nombreux licenciements qui ont provoqué le départ des ouvriers de l’île et sa paupérisation, ou encore architectural, avec de vastes espaces abandonnés, en friche.

Face à cette mutation urbaine, au début des années 1990, la Ville de Nantes a décidé de réfléchir à son devenir urbanistique. En 1991, elle a donc envisagé un premier diagnostic du territoire insulaire en vue d’un aménagement. L’étude a eu pour intérêt de repenser le territoire et de mener une réflexion d’ensemble pour penser l’île dans sa globalité, en lui donnant une identité qui s’appuie sur une nouvelle appellation qui doit unifier l’ensemble du territoire insulaire sous le nom d’Ile de Nantes. A la suite de ce diagnostic et d’une réflexion approfondie sur le devenir de l’île, est mis en place à la fin des années 1990 un projet de renouvellement urbain, désigné sous le nom de Projet de l’Ile de Nantes. Un des principaux objectifs de ce projet est de réintroduire le fleuve dans la vie urbaine nantaise, en lui rappelant le rôle joué par la Loire dans la construction de l’identité urbaine de la ville. Ainsi, cette appellation « Ile de Nantes » doit redonner tout son sens à l’espace insulaire, en lui offrant non seulement une identité fluviale, mais plus largement une identité urbaine voire une utilité urbaine depuis longtemps perdues.
Au début des années 2000, il existe un consensus sur la notion d’Ile de Nantes dans le discours institutionnel : l’île est nommée comme telle dans les documents officiels et dans les discours. Dans la mesure où nommer c’est faire exister, le dire institutionnel a fait d’une appellation une réalité urbaine et a doté le territoire insulaire d’une identité urbaine qui s’inscrit désormais dans sa réalité urbanistique (exemple : la signalétique urbaine).

L’appellation « Ile de Nantes », entendue comme un artefact identitaire (identité dénfinie de manière artificielle), a légitimé l’artefact urbanistique qu’a formé l’île au milieu du XXème siècle, en lui procurant une identité qui désormais doit faire sens dans l’imaginaire collectif nantais.

Progressivement et à l’aide de divers projets urbains, dont le Projet de l’Ile de Nantes, la ville s’octroie le pouvoir de nommer de nouveaux territoires urbains et de créer de nouvelles entités et identités urbaines qui a terme garantiront le changement d’aspect et de fonction de la ville. Cette réorganisation de la ville a bousculé les représentations que les Nantais avaient de l’espace dans la mesure où il faut désormais se référer à ces nouveaux artefacts identitaires.

Certes l’appellation « Ile de Nantes » est enracinée dans le langage institutionnel car elle est depuis près de deux décennies utilisée dans les discours ; néanmoins cette dénomination a pendant longtemps eu peu d’existence dans le « dire » social. Ce travail, qui s’appuie sur une analyse de discours d’usagers de l’île (des commerçants de l’île interrogés en 2005), avance au moins deux explications au non emploi de cette appellation Ile de Nantes. La première explication étant le peu de visibilité de l’île énoncée par les usagers car expliquent-ils, comme l’espace est fortement urbanisé, avec du bâti dense, le fleuve est occulté et l’aspect insulaire du lieu en est oublié. Même si l’île existe dans sa matérialité (morphologie insulaire), l’espace n’est pas vécu comme tel par ses usagers. La deuxième explication tient à l’histoire de l’île. Selon les personnes interrogées, ce terme d’Ile de Nantes, qu’elles qualifient de nouveau, en ne se référant plus à l’histoire de l’île (passé industriel, maritime ou fluvial) comme les appellations précédentes (Prairie au Duc, Ile beaulieu, Ile Sainte Anne), ôte son identité à l’espace, et n’a donc, selon elles, que peu de sens. Même si l’île existe morphologiquement, l’Ile de Nantes comme artefact nominatif a peu de valeur, du moins identitaire, dans le dire social. Notons qu’aujourd’hui, en 2016, la terminologie Ile de Nantes semble être passée dans le langage commun nantais.

Dans le processus de construction identitaire d’un espace, il existe souvent des résistances individuelles face à une imposition collective. Notons qu’il subsiste des différences de représentation d’un même espace : ainsi que l’a montré ce travail, la représentation de l’espace pensé et projeté par l’imaginaire urbain des aménageurs et institutions diffère de la représentation de l’espace vécu et pratiqué au quotidien par ses usagers, les habitants et les commerçants.

Source des photos : MG (2005)